Interview du mois avec Marcel Markus: «J’ai renoncé à me rendre aux Olympiades à Cuba»

par Bernard Bovigny

Le retraité Marcel Markus, champion suisse d’échecs en 1964 et 1965, travaille encore comme curateur d’art.

beb - Il y a 60 ans, le jeunes Marcel Markus, âgé de 22 ans, créait la surprise en devenant champion suisse d’échecs. Puis les événements se sont précipités.

Soleure. Hauptgasse 50. Un samedi après-midi. Marcel Markus est tranquillement assis sur une chaise dans la galerie ArteSol. Ses habits, y compris le bonnet, révèlent son profond attachement au Brésil.

Que faites-vous à Soleure, Monsieur Markus?

Je suis retraité, mais j’accompagne le peintre brésilien Adelio Sarro comme curateur depuis près de 30 ans. Hier j’ai vendu un de ses tableaux.

Félicitations pour votre vente. Il y a 60 ans, vous avez aussi connu le succès, dans un autre domaine.

J’ai remporté le championnat suisse d’échecs à Montreux.

Vous n’aviez que 22 ans et votre victoire a été une surprise. De quoi vous souvenez-vous encore?

Je n’en ai malheureusement plus d’articles de journaux. Mais je sais que j’avais toujours des difficultés dans les ouvertures. La plupart de mes adversaires avaient de bonnes connaissances théoriques. Ils analysaient des tas de variantes spéciales. C’est la raison pour laquelle avec les blancs j’ai joué l’orang-outan: b4. Et avec les noirs je préférais une solide Caro-Kann.

Quel avantage procurait b4?

Il n’y avait pas beaucoup de théorie sur cette ouverture. Donc mon adversaire et moi avions les mêmes difficultés devant l’échiquier et nous devions réfléchir par nous-mêmes.

Un an plus tard, vous avez conservé votre titre à Berne.

Oui, j’étais en forme. Lors de la dernière partie, j’ai réussi à gagner une intéressante finale avec deux tours contre Houshang Mashian, un fort joueur avec des racines persiques, bien que j’aie eu un pion de moins. J’ai totalisé 7½ points en neuf rondes. Ma partie contre Max Blau a été publiée plusieurs fois. Edgar Walther a réalisé le même résultat et nous avons disputé un match de départage en quatre rondes à Zürich, que j’ai remporté.

 

Marcel Markus prend un sac en plastique et sort une vieille pendule d’échecs qui n’est plus en état de marche. Il l’a ramenée du Brésil et espère la réparer. Sur une plaque en métal est gravé: Schweiz. Jugendschachmeisterschaft 1960 – Bern. Schönheitspreis (Championnat suisse juniors d’échecs 1960 – Berne. Prix de beauté).

 

Vous avez aussi connu le succès chez les juniors. Après le Prix de beauté à Berne, vous avez remporté en 1961 le Championnat suisse juniors.

Par chance, j’avais un mécène. Il s’agissait de Kurt Riethmann, qui a ensuite été à la tête des échecs juniors en Suisse et à qui on doit aussi beaucoup d’autres services en faveur des échecs. Sans lui, je n’aurais remporté le titre ni chez les juniors, ni chez les adultes. Il a remarqué que j’avais du talent et il m’a soutenu.

 

Marcel Markus a publié récemment un livre autobiographique intitulé «Leben – Vida. Schicksal und Bestimmung» («Vie – Vida. Destin et détermination»). Des pièces d’échecs sur un échiquier illustrent la couverture. Elles ont le visage de célèbres artistes ou représentent des œuvres d’art célèbres. En arrière-plan se trouve l’image d’un écran d’ordinateur, car Marcel Markus a oeuvré plusieurs décennies comme informaticien.

On peut y lire «Schicksal und Bestimmung».

 

Dans votre livre vous évoquez votre jeunesse sans argent de poche ainsi que la froideur émotionnelle de vos parents.

Il ne fait aucun doute que je n’ai pas eu une belle jeunesse. Je jouais aux échecs au Café «Select» au Limmatquai à Zürich pour gagner un peu d’argent. Et je remportais cinq francs par partie gagnée.

Vous êtes arrivé aux échecs grâce à votre grand-mère.

Oui. Je le raconte dans mon livre au chapitre «Schach matt». J’ai gagné assez rapidement contre elle. Et je n’ai jamais perdu au Café «Select».

Etonnamment, on ne vous trouve plus dans les annales des Championnats suisses après vos victoires. Pourquoi avez-vous arrêté les échecs?

Pour l’expliquer, je dois décrire ma situation de vie de l’époque.

Nous vous écoutons.

Je me suis marié à Bratislava en décembre 1965. Après environ 6 mois, ma femme a reçu l’autorisation de quitter la Tchécoslovaquie pour se rendre à l’ouest.

Cette même année, il y a eu les Olympiades d’échecs à Cuba.

J’aurais dû y jouer pour la Suisse au premier échiquier. J’avais adressé une demande à la Fédération Suisse des Échecs en vue d’y emmener ma femme. Cela concernait les frais de vol et de logement. Il faut savoir qu’elle était pour la première fois à l’ouest. Je ne voulais pas la laisser tout un mois seule à Zürich. De plus, pour participer à un tournoi, je devais prendre un congé non payé dans mon entreprise.

Et la Fédération Suisse n’a pas accédé à votre demande.

C’est ça. Donc je ne me suis pas rendu à Cuba et j’ai mis les échecs de côté.

Toutes les émotions de votre vie mouvementée se trouvent dans votre livre.

Le livre n’est pas destiné à une publication large. J’en ai tiré 100 exemplaires pour que mes enfants, mes petits-enfants et le cercle de mes amis les plus proches aient la possibilité d’en apprendre plus sur ma vie intéressante. J’y fais la distinction entre le destin et la détermination. Car il s’est passé dans ma vie des choses incroyables, que je ne peux pas considérer comme un simple destin.

Votre chapitre «Fuite au Brésil» pourrait être la matière d’un film.

Oui, j’ai déjà réfléchi à la possibilité d’un film. Il ne fait aucun doute que j’ai eu une vie passionnante, avec beaucoup de beaux, mais aussi de tristes moments.

Vous avez abandonné votre travail d’informaticien chez Sulzer à Winterthur et vous avez cherché le bonheur au Brésil avec votre nouvelle compagne en raison de vos insupportables souffrances de l’âme.

Je n’ai pas envie d’aller dans les détails. Mais il était clair pour moi qu’il fallait un nouveau départ dans un autre pays car mon mariage ne pouvait plus être sauvé.

Vous vivez dans plusieurs continents et encore aujourd’hui vous voyagez régulièrement de part et d’autre. Avez-vous gardé contact avec les échecs au Brésil et en Suisse?

Il n’y a malheureusement pas de tradition échiquéenne à Fortaleza au Brésil. Du coup, j’ai aménagé un échiquier de quatre mètres sur quatre dans mon jardin. Je n’ai pas réussi à organiser des événements avec des Grands-Maîtres et le jeu d’échecs n’a plus la priorité dans mes activités.

Et en Suisse? Vous vivez quand même à peu près neuf mois ici et vous ne passez que l’hiver au Brésil.

En octobre 2023, je me suis rendu à la ronde finale centrale de Ligue nationale A à Nottwil en compagnie de mon ami de longue date Markus Wettstein, qui vit à Sydney et était de passage en Suisse. Je suis aussi allé voir des compétitions d’échecs à Bienne, au Club de Zürich et récemment au tournoi seniors à Zürich, où j’ai reconnu peu de joueurs.

Ne pourriez vous pas participer à un tournoi seniors?

Je ne vais plus y participer. Je ne veux pas jouer aux échecs pour perdre. Car sans étudier les ouvertures, je trouverais éventuellement un coup de deuxième classe et j’arriverais certainement en Zeitnot. Mais je suis encore capable de bien analyser et juger une position, et aussi de résoudre des problèmes d’échecs.

Profitez-vous encore de vos capacités de combinaisons dans votre vie?

Comme curateur dans le domaine de l’art, il faut se donner des buts et faire des plans. Même sous pression, il s’agit de ne pas perdre la vue d’ensemble. Et il sera très difficile, après de nombreuses expositions dans le monde entier, d’amener un artiste brésilien comme Adelio Sarro au Museum of Modern Art à New York

Cela va donc prendre du temps. Et quels sont les projets pour cette année?

Je vais exposer quelques toiles de Sarro cet automne à ArtdeSuisse à Lucerne. Auparavant, je vais peut-être me rendre cet été au Samba-Festival à Coburg. Et le billet d’avion pour le Brésil est déjà réservé. Je m’envole à la mi-novembre.

Nous pourrions encore parler longtemps et il y aurait encore davantage à écrire sur votre vie. Par exemple, que votre père ait possédé Les tournesols de Van Gogh vaut plus qu’un article.

On pourrait effectivement beaucoup écrire là-dessus. Ça me fait mal de repenser à la façon dont il a perdu ce tableau.

Je vous laisse le mot de la fin. Qu’est-ce que j’aurais oublié de vous demander et qu’auriez-vous envie d’ajouter?

Je voudrais reprendre en particulier la phrase que j’ai ajoutée à la fin de mon ouvrage: «La suite se trouve dans le prochain livre.» Cela signifie que ma vie se poursuit dans le même style, sans penser à la fin. Mais il est clair que je suis assez réaliste pour juger la situation actuelle.

 

Marcel Markus a accroché lui-même les tableaux de Sarro à la galerie ArteSol. Maintenant il les retire et les range dans le dépôt de Sarro. L’art est aussi devenu un hobby pour lui. La prochaine exposition du peintre brésilien est en préparation. Les catalogues de ses expositions en Russie et en Chine sont rangés à Soleure. Et l’idée de présenter une nouvelle collection thématique dans le cadre d’une exposition individuelle au MOMA à New York fait son chemin. La combinaison gagnante se prépare coup après coup par le curateur et ancien champion d’échecs Marcel Markus.

 

Interview: Graziano Orsi

Traduction: Bernard Bovigny

 

Marcel Markus en personne

Domicile: Zürich/Fortaleza (Brésil).

Âge: 81 ans.

Professions: Informaticien/ curateur d’art.

Hobbys: art et musique.

Joueur d’échecs préféré: Michail Tal, le magicien de Riga, était un joueur génial. L’intelligence de jeu de Boris Spasski, qui se distingue par la créativité et la diversité des idées, me plaît aussi.

 

Liens

L’artiste brésilien Adelio Sarro, dont les oeuvres sont exposées dans le monde entier:

Lien 1

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